Elle se tenait en bordure du quai, fixant les rails, lorsqu’un bruit de roulement se fit entendre. La jeune fille releva la tête. Le train arrivait, son museau de fer pointé vers elle. On était dans une gare de campagne, où presque aucun train ne s’arrêtait, mais où tous passaient. Celui-ci était un TGV massif avec deux étages de passagers. A travers les vitres, on pouvait voir des familles jouer aux cartes pour tromper l’ennui, des adolescentes plongées dans leurs magazines de beauté et des hommes travailler sur leur ordinateur portable. Tous avaient quelque chose qui les attendait au bout du voyage : une épouse, des amies, de la famille ou encore un petit ami. ‘Et moi, qu’est-ce qui j’ai ?’ Léna se posait la question quatre-vingt-six mille quatre cents fois par jour. Une fois par seconde pour être précis. La même réponse s’imposait toujours à elle : ‘Je n’ai plus rien’. Personne ne l’attendait en se rongeant les sangs. Tout simplement parce qu’ils étaient tous morts : son père, sa mère, ses frères, ses oncles, ses tantes, ses cousins, ses grands-parents. Tous sans exception, tués dans cet abominable accident.
C’était un beau jour de mai. Ses parents avaient offert à toute la famille un voyage en Turquie. Ils étaient partis très tôt le matin, avaient tous pris l’avion en papotant gaiement. Les plus jeunes soutenaient les plus vieux et leur portaient leurs bagages. A eux seuls, ils occupaient toute la première classe. Elle s’était assise à côté de sa cousine Lilie et de son cousin Paul. Lilie, comme d’habitude avait sorti son livre et son mp3. Paul quand a lui se mit à lui raconter ses conquêtes amoureuses. Il était joli garçon, et se plaisait à collectionner les filles. Léna le priait toujours pour qu’il lui raconte ses aventures. Elle adorait l’entendre raconter de sa vois grave ces petites passions amoureuses.
Tout promettait d’être parfait. Ils pensaient tous qu’ils allaient s’amuser et profiter de la vie. Ils n’imaginaient même pas qu’elle puisse s’arrêter là, brusquement. Pourtant, quand ils sentirent l’avion pencher, ils surent leur dernière heure arrivée. Léna était partie aux toilettes. Ceux de son compartiment étant occupés, elle avait poussé jusqu’aux suivant, bien éloignés du devant de l’appareil. Quand, perdant son équilibre, elle tomba sur le plancher, elle devina que quelque chose n’allait pas. L’instinct de survie fut plus fort que tout. Elle se rua hors de la minuscule pièce et attrapa un gilet sous un siège vide. Suivant les indications de la petite plaquette fixée sur le mur, elle le gonfla et le sangla. La porte de sortie de secours se trouvait juste à côté. Une hôtesse de l’air terrorisée essayait de l’ouvrir avec ses mains moites. La jeune fille se porta à son secours. Unissant leurs forces, elles réussirent à faire pencher le battant. Le toboggan gonflable se déroula et claqua au vent. L’hôtesse de l’air livide indiqua un bouchon sur le bas de la porte à Léna. Celle-ci le dévissa en hâte. Dans le trou qu’elle obtint, elle introduisit la pompe que lui tendant sa compagne de malheur. En deux temps trois mouvements, l’escalier fut gonflé. Elle s’assit et glissa. Au-dessous d’elle, la mer se précipitait à sa rencontre. La côte se dessinait non loin et de petits bateau oranges venait à la rencontre de l’avion plongeant. En s’enfonçant dans l’eau, la jeune fille constata trois choses :
Un : Elle était vivante.
Deux : Elle avait survécu à une catastrophe qui allait tuer la plupart des passagers de l’avion, tous ceux qui n’avaient pu se résoudre à bouger de leur siège, paralysés par la peur.
Trois : L’eau était glaciale.
Elle réfléchissait à ces trois choses, immobile comme si le temps s’était suspendu, quand des bras puissants la sortirent de la mer. Les sauveteurs étaient dix, levés sur la petite embarcation. En suivant leurs regards, Léna comprit une quatrième chose : toute sa famille était morte. La sortie de secours de la première classe était fermée et agité de soubresauts comme si l’on tentait de la faire bouger. La jeune fille ne put en voir plus. Elle s’effondra en sanglots. Personne ne sut jamais ce qui s’était passé, ni pourquoi la porte ne s’ouvrit pas.
Une fois rentrée en France, Léna fut placée dans une pension. Les assistantes sociales décrétèrent qu’un foyer était inconvenant pour elle. Après tout, elle était, riche, ayant hérité de l’argent de tous les membres de sa défunte famille.
Le train se rapprochait. Les rails tremblaient sous son poids. La jeune fille prit sa décision : elle s’élança sur la voie ferrée. En lui roulant dessus, le train lui brisa les os, déformant son corps au point de ne plus pouvoir l’identifier comme humain. Elle s’en fichait. Elle avait rejoint les siens, elle était heureuse.