CHAPITRE 1
Un anniversaire peu commun
Abigail ouvrit les yeux quand les premières lueurs du jours du jour passèrent à travers la persienne de sa chambre. Mais elle enfonça aussitôt son visage dans son oreiller, refusant de se lever. Après tout, il n'y avait rien à faire d'urgent aujourd'hui, elle pouvait bien profiter d'une ou deux heures de sommeil en plus. Satisfaite de cette pensée, elle s'apprêtait à se rendormir quand elle entendit l'escalier craquer.
Pff... Envolée la nuit de sommeil prolongée, pensa-t-elle en gémissant.
Quelqu'un frappa à sa porte et entra:
-Bonjour Abby. Tu es réveillée? Le dos tourné à la porte, Abigail reconnut la voix de son père. Elle répondit d'un grognement peu engageant et s'enfouit sous sa couverture. Son père avança alors vers elle et s'assit sur une chaise en face du lit.
-Le petit déjeuner est prêt. Ta mère et moi t'attendons.
-Mais... Pourquoi si tôt? répondit-elle, la voix étouffée par la couverture. Nous sommes allés chasser la semaine dernière que je sache, et nous avons fini d'aider de réparer la maison des voisins il y a deux jours. Tu seras d'accord pour dire qu'on a mérité un peu de repos.
-Bien sûr ma chérie mais tu ne te souviens donc pas?
-C'est-à-dire que dans mon état actuel... (elle fit mine de réfléchir intensément.)
Non, je suis incapable de me souvenir de quoi que ce soit. Son père lui sourit tendrement puis se leva.
Grand et d'apparence rustre, ceux qui ne le connaissaient pas évitaient de le croiser. D'autant plus qu'il ne travaillait jamais en ville et que son métier était inconnu de tous même de sa propre famille. Cela lui avait valu une réputation d'« Homme Mystère ». Cependant, il n'en était pas moins plein de charme et de gentillesse. Sinon, se dit Abigail, sa mère ne l'aurait pas choisi.
Les yeux à demi ouverts, un élément inhabituel attira son attention: son père portait son épée dans son dos. Elle se demanda pourquoi mais ne traduisit pas ses pensées à voix haute.
Alors qu'il tirait les rideaux pour laisser entrer la lumière de l'aube, il reprit.
-Tu rentres dans le monde des adultes ma toute petite Abigail Chankh'rar, aujourd'hui, en ce matin d'automne exceptionnel! Comme si ses sens s'étaient soudain éveillés, Abigail s'assit sur son lit. En effet, quelque chose clochait, son père allait sans doute annoncer quelque chose de particulier. Pourtant... Elle se souvint alors:
-Haaa... bien sûr! Je fête aujourd'hui mes dix-sept ans, c'est chouette! Mais... sans vouloir me répéter, pourquoi se lever si tôt? D'ordinaire, les fêtes c'est dans la journée jusque tard le soir. Donc, je peux dormir et tanpis pour le déjeuner! Elle se laissa alors retomber dans son lit aussi soudainement qu'elle s'était levé. Cette fois-ci, son père réagit et retira vivement la couverture de sa fille qui se replia sur elle-même, en position foetale. Il rit franchement à la vue de la tête d'Abigail qui bougonna de plus belle. Mais très vite son rire cessa, il se retourna vers la fenêtre et son regard se perdit dans le paysage...
La brume était à la fois légère et puissante. Elle caressait langoureusement les arbres, semblant vouloir exciter leurs sens. Et en même temps, elle masquait leurs vives couleurs d'automne. Elle ôtait toute joie et ne laissait que la tristesse... Un plaisir et une souffrance, un esprit à double tranchant, telle était la brume.
Tels sont les Esprits d'une manière générale, songea-t-il.
Abigail, intriguée, se redressa et regarda son père plongé dans ses pensées.
-Papa? Ai-je dit quelque chose de mal?
-Un matin exceptionnel... répéta-t-il. Tout va bien Abby. A nouveau le silence retomba. Son père semblait réfléchir, puis parla d'une voix étrangement neutre qui n'était pas la sienne.
-Nous allons te dévoiler un secret, notre secret. Un pouvoir qui t'est aujourd'hui destiné car héréditaire. Le sang qui coule dans tes veines n'est pas ordinaire, un destin est déjà tracé pour toi. Il faudra que tu sois forte car tu vas devoir passer des épreuves peu agréables mais nécessaires. Et alors ta vie prendra un nouveau sens. Abigail resta un moment silencieuse, complètement abasourdie, en partie à cause du réveil matinal. Mais qu'était-ce que cette histoire? Son père était-il devenu fou? Elle ne comprenait pas.
-Mais, qu'est-ce que tu racontes? Qu'a-t-on de si particulier pour...
-Le temps n'est pas aux questions, coupa son père, nous n'allons pas tarder à commencer. Le ton avait été sans appel. Abigail fut un moment effrayée mais il sembla s'en rendre compte. Sa voix se radoucit et il lui glissa un sourire désolé.
-Pardonne ma brusquerie mais je n'ai pas le choix. Descend maintenant, s'il te plaît, et viens manger, je t'expliquerai tout en chemin.
-Mais... attend! Elle n'avait pas encore prononcé ces derniers mots que son père avait déjà refermé la porte derrière lui, la laissant au dépourvu. Sa curiosité était piquée au vif mais elle devait avouer ressentir aussi une certaine inquiétude. Jamais elle n'avait vu son père dans cet état, si mystérieux. Un regard fasciné et terrifié à la fois. Un regard surtout qui n'était pas le sien. D'ordinaire, on y lisait de la bienveillance. Abigail eut le pressentiment que cette journée ne serait pas ordinaire. La famille Chankh'rar aurait un grand secret? Elle n'allait pas tarder à le savoir.
La jeune femme sauta alors hors de son lit, parfaitement éveillée. Elle frémit au contact de ses pieds nus sur le plancher glacé mais ne ralentit pas dans sa course. Elle se déshabilla en vitesse, enfila un pantalon en toile, une chemise et attrapa en chemin ses bottes. Avec une certaine souplesse, elle les chaussa en descendant les escaliers et fonça vers la cuisine.
Sa mère l'attendait assise à la table, Abigail l'embrassa. Comme à son habitude, elle était d'une attention exceptionnelle et n'avait rien oublié pour sa fille. Abigail eut droit à un grand bol de lait de chèvre, une belle tranche de pain et du fromage. Mais elle avait l'esprit ailleurs et sa tête pleine de questions. Aussi son regard se perdit dans les flammes de la cheminée. Sa mère le remarqua et vint se placer derrière elle afin de lui coiffer sa longue crinière châtain. Un geste très agréable pour Abigail qui sourit de bonheur.
-Ton père est déjà dehors, commença sa mère, il selle les chevaux. Il faut que tu manges, ma chérie. La journée qui t'attend sera pour le moins éprouvante. Le sourire d'Abigail s'effaça. Espérant que sa mère soit plus explicite sur le sujet, elle lui répondit.
-Je n'ai absolument rien compris à ce que Papa m'a dit. Une histoire de secret révélé, d'épreuves... (elle prit alors la main de sa mère et la ramena sur sa joue, chaleur rassurante.)
Qu'est-ce que ça veut dire? Vous me cachez quelque chose depuis que je suis toute petite?
-Je suis la moins bien placée pour te parler de... ce secret. Sache simplement que nous ne t'avons rien caché. C'est... le protocole. Nous devions attendre que tu sois prête et il est convenu que ce soit à ta majorité, à tes dix-sept ans. « Protocole », « convenu »... Abigail avait l'impression d'avoir la tête qui tournait, qu'on était en train de l'embrouiller. Elle n'était pas un programme tout de même! Elle explosa de colère sans s'en rendre compte.
-Mais vous vous fichez de moi! Si tu n'appelles pas ça cacher, tu appelles ça comment!
-J'appelle ça, te protéger... Depuis ta naissance, je cherche une alternative. En vain. Sa mère lui caressa la joue, le regard désolé. Abigail sentait bien que sa mère se sentait idiote pour ce qu'elle venait de dire et surtout terriblement impuissante face aux évènements. Elle semblait s'en vouloir de telles révélations. La colère de sa fille s'évanouit aussi soudainement qu'elle avait fait surface. Elle reprit, gravement.
-Si j'avais pu faire quoi que ce soit pour t'épargner, je l'aurai fait. Mais il est impossible de faire autrement... il en va de ta vie. Cette « vérité » que tu vas découvrir aujourd'hui ne sera pas désagréable, c'est vrai. Ton père a subi la même chose et ça ne l'a pas empêché de vivre normalement... Enfin, presque. Abigail comprit que sa mère faisait allusion à son métier inconnu. Elle se demandait comment elle avait pu vivre avec lui sans le harceler de questions. Elle supposa qu'elle avait dû le faire mais qu'elle se serait finalement résignée. Abigail écouta la suite de son récit.
-
Ce secret est à double tranchant. Ton père sera mieux à même de te l'expliquer. Tout ce que je te demande, c'est d'être prudente. Il faudra maîtriser ta peur, quoi que tu découvriras, que tu la surpasses et que tu réussisses les épreuves. Sinon... Soudain, elle eut un sanglot. Et les larmes coulèrent sur ces joues. Elle n'avait pas fini sa phrase mais Abigail avait très bien compris.
Ce fut à son tour de poser ses mains sur les joues de sa mère. Pour en essuyer les larmes.
-Maman... ça va aller. Je suis un peu perdue pour ne pas dire complètement! J'ai l'impression d'être dans un cauchemar et vous me faîtes peur tous les deux depuis tout à l'heure... Mais je suis sûr que tout se passera bien. Ne t'inquiète pas. Sur ces mots, elle étreignit sa mère avec l'amour le plus puissant qu'elle put communiquer.
Etrangement, elle n'était pas plus impressionnée que ça par les révélations de sa mère. Elle n'avait pas peur. Elle ignorait totalement ce qui avait semer le trouble dans sa famille, mais quoi que ce soit, elle était impatiente d'en découdre. Enfin... elle se ravisa en se disant qu'elle était peut-être complètement inconsciente et qu'elle ferait mieux de se méfier un peu.
Elle avala en quatrième vitesse son petit déjeuner et se leva pour embrasser une dernière fois sa mère qui était restée muette.
-N'oublie pas Maman, ce soir, c'est mon anniversaire et ce sera une sacrée fête comme je les aime! Je reviendrai, dit-elle dans le but ultime de rassurer sa mère, je suis comme Papa donc je ne vois pas pourquoi je ne réussirai pas ces fameuses épreuves! Cette fois-ci, comme si ses paroles l'avaient touchée, sa mère esquissa un sourire.
C'était signe qu'elle pouvait y aller, rejoindre son père. Au passage, elle prit son arc et sa dague. Elle n'allait pas se laisser démonter et voulait même s'imposer. Un dernier échange de regard avec sa mère lui indiqua que ce n'était pas une mauvaise idée. Elle sortit et referma la porte derrière elle.
Dehors, elle retouva donc son père avec les chevaux sortis de l'écurie.
-
Te voilà! Lança-t-il.
Tu es arrivée finalement plus tôt que je ne l'avais prévu. C'est bien. Mais ne tardons plus maintenant: en route! Sans un mot, Abigail attrapa les reines de son cheval que son père lui tendait. Elle monta avec aisance sur le dos de son cheval et lui flatta l'encolure.
-
Salut mon petit! Lui murmura-t-elle.
Toi aussi tu ronchonnes parce qu'on t'a réveillé tôt? Je te comprends... mon cher Grym. Grym était le nom de son cheval. Il était gris pommelé, plutôt petit mais aux membres fins et musclés, il dégageait de lui une certaine allure princière. Mais c'était surtout un très bon coureur. Souvent, Abigail avait fait des courses de chevaux avec ses amis: rares sont celles qu'elle perdit.
Abigail attendit que son père soit prêt et talonna son cheval. Ils se mirent en route.
Alors qu'il était encore tôt dans la matinée, la ville était pourtant déjà en pleine effervescence. Cela s'expliquait par le fait que c'était jour de marché. Non seulement, les commerçants s'installaient très tôt, la plupart venant de loin, mais en plus, la renommée du marché était telle que les habitants s'y ruaient le plus tôt possible pour venir y chercher les meilleurs produits. En cela, même les étrangers, arrivant par le port jouxtant la ville, ou les villages voisins se déplaçaient pour profiter de ce jour.
Dans la rue pavée, le martellement des sabots des chevaux se mêlait aux cris des marchands et aux discussions animées des passants. Il était impossible pour Abigail d'échanger un seul mot avec son père pour le moment. Aussi profita-t-elle de la vue et des multiples odeurs du gigantesque marché, plutôt impressionnant, même pour quelqu'un qui était né dans cette ville.
Les Chankh'rar habitaient en plein coeur de la cité fortifiée. Le chemin pour rejoindre les portes était donc plutôt long. D'autant plus que l'effervescence de la population ralentissait la progression des chevaux à travers les rues.
Ces jours de confusion générales faisaient le bonheur des voleurs qui, avec un peu d'entraînement, passaient complètement inaperçus parmis la foule. Ils en profitaient alors pour détrousser les passants ou encore volaient les marchandises exposées sur les differents étalages. Mais ces voleurs étaient tout sauf violents. C'était en général des bandits de petite envergure, la ville n'étant pas réputée pour sa délinquance.
Néanmoins, Abigail n'aimait pas leurs fourberies. L'activité économique de la ville était telle que tous ses habitants vivaient assez aisément même s'il existait des plus riches que d'autres. La solidarité régnante faisait que personne n'avait jamais de gros problèmes. C'est pour ça que les voleurs n'étaient que des profiteurs, enlevant les biens des autres pour en avoir toujours plus pour eux. Du moins, c'est que pensait Abigail qui prenait donc un malin plaisir à les démasquer et à son tour volait le bien volé pour le restituer à son propriétaire. Plus d'un de ces bandits avaient été étonnés, au point d'accuser leurs compères. Ainsi, Abigail avait appris un jour qu'une bagarre avait éclaté dans une taverne et que c'était ni plus ni moins un règlement de compte entre voleurs. Ce jour là, Abigail vanta sa responsabilité dans cette affaire à ses amis, pleine de fierté.
Son père et elle arrivèrent enfin à la porte ouest de la ville.